Le temps conté...
Il m'est arrivé un de ces trucs! C'est bien simple: je suis prêt à parier que vous n'allez pas me croire...
Alors voilà: j'ai perdu mon temps.
D'un seul coup.
En un instant.
L'instant d'avant, tout allait bien: j'avais tout mon temps... Je le sais parce que je m'en souviens: je prenais tout mon temps...
Et d'un seul coup, plus rien. Plus une minute, pas même une seconde à moi...
Pendant un instant je me suis demandé si, à faire comme ça ce que je voulais de mon temps, je n'avais pas fait un envieux... Qui serait finalement venu abuser de mon temps. Ou qui, alors que j'avais mon temps bien en main, se serait débrouillé pour me le faire perdre...
Bon, je me ressaisi: il n'y avait probablement pas d'autre responsable que moi-même. J'ai demandé conseil à un ami adepte de la méditation. Il m'a dit, les yeux mi-clos: «On ne peut trouver le temps que dans le présent».
Le présent? L'endroit le plus éphémère du temps, si mince entre les infinis passé et futur, qu'il est proche de l'inexistence?
Dans le doute, j'essaye: je m'assieds, je ferme les yeux et je ne bouge plus... Je ne sais pas si je m'y prenais bien... Par moment, je jetais quand même discrètement un œil sur la pendule... Il m'a bien fallu me rendre à l'évidence: je ne voyais toujours pas le temps passer...
Le passé! Bien sûr, ça devait être là que mon temps avait filé, puisque la dernière fois que j'avais tout mon temps, c'était justement dans le passé. Je m'élance donc en direction d'hier, mais je manque de pratique, ou j'ai dû m'endormir en route... Je ne me suis pas arrêté à temps!
Je me suis retrouvé en 1914, au cœur d'une bataille des tranchées, au beau milieu des soldats, dans une scène figée comme une photo en noir et blanc. Le spectacle irréel des flammes qui restaient figées à la bouche des canons et des obus immobiles dans le ciel m'assourdissait d'un silence menaçant... Voyant ma réaction, un des soldats, appuyé sur son fusil, eut une mimique amusée...
«Tiens, m'étonnai-je, vous pouvez bouger, vous? Comment ça se fait?
— Ah, dit-il, c'est normal, je prends la pause...
— Alors peut-être pourriez vous me renseigner? Si je peux abuser de votre temps?
— Je veux bien, répondit-il, vous accorder un instant.»
«Un instant...», pensai-je tout haut, «...pour moi qui ai perdu tout mon temps, c'est guère...»
Ma remarque a eut l'air de l'agacer, et il me lança:
«Ce que l'histoire nous montre, c'est qu'il n'y a qu'en temps de guerre que l'on a guère de temps!»
Si ici aussi le temps manquait, ça ne devait pas être le bon endroit pour chercher le mien...
Je me remis à penser tout haut: «Dans quelle direction chercher mon temps? Peut-être dans le futur, si ça a un sens... Mais dans quel sens?»
«Dans le sens des aiguilles d'une montre!» repris le soldat, avant d'aller rejoindre ses compagnons immobilisés.
Cette ultime remarque, dont je mesurais le côté sarcastique, m'a quelque peu déboussolé... Quelle direction était la bonne? Et puis, me retrouver seul être animé dans cet ancien temps figé qui n'était pas le mien n'arrangeait rien...
Je cherchais un sens à ce qui n'en n'avait pas, ou qui en avait trop... Voyons voir, si le temps a une direction, ses bureaux doivent de toute évidence se trouver dans le futur: ils sont forcément en avance sur mon temps...
Donc, si je vais là-bas, dans le futur qui est en avance sur mon temps, alors, à un moment donné, mon temps devrait m'y retrouver... A moins qu'il ne me pose un lapin...
Ça vaut quand même le coup d'essayer. Cette fois-ci, fort de mon expérience avec le passé, je me suis limité à viser aujourd'hui. Et comme je ne me suis - une fois de plus - pas arrêté à temps, je me suis retrouvé dans le futur... Mais mon stratagème avait marché, et j'en étais fier! Enfin, pour un temps...
«Vous désirez?» lança, dans mon dos, une voix sèche. Un employé grand et mince se tenait debout derrière un comptoir. Il portait un vêtement d'une seule pièce, d'un gris d'une neutralité extrême...
Ça n'était pas la direction du temps, apparemment c'était quand même l'accueil...
«Je viens parce que j'ai perdu mon temps, et je voudrais le retrouver...» Dis-je...
«Ah oui, comme tous les autres... Asseyez-vous dans la salle vitrée là-bas.» Me répondit-il en me faisant un signe de la main, sans même me regarder tant il était affairé à ses papiers... «On viendra vous chercher.»
J'apercevais cette grande pièce de l'autre côté du large couloir, presque tous les sièges semblaient être occupés...
«Ça va prendre longtemps?» me risquai-je...
«Vous êtes bien tous les mêmes!» fit-il, visiblement désabusé. «Ça ne vous prendra aucun temps, puisque vous n'en avez plus!» Il commença à s'éloigner, une pile de papiers sous le bras, en pestant: «Encore un qui ne sais pas que, pour le futur, il y a de l'attente!»
J'allais donc m'assoir sur un des rares sièges libres, non loin d'un vieux monsieur, quelque peu, euh... Poussiéreux! L'idée me vint, pour débuter une conversation, de lui demander s'il était là depuis longtemps... Mais, ici, la question avait-elle encore un sens?
Et puis je redoutais la réponse: cet homme était là, comme oublié dans un temps qu'il avait perdu... Ou perdu dans un temps qu'il avait oublié? La perspective de vivre la même chose ne me réjouissait guère...
Alors, pour tenter d'évacuer l'idée, je me lançai dans l'examen de ce qui se passait dans cette grande pièce... Sur des tables basses se trouvaient des monceaux d'anachroniques revues, ici d'antiques numéros du "Times", là des exemplaires élimés de "Notre Temps"... La plupart des personnes étaient d'ailleurs absorbées par la lecture de ces anciennes actualités... Sauf moi, et le vieux monsieur en question...
C'est lui qui s'adressa à moi: «Vous ne lisez-pas?»
J'éludai la question: «Je vois que vous non plus!»
«Oh, moi, je les ai tous lus et relus... Si vous cherchez un sujet particulier, la conjugaison et sa concordance des temps, la météo, des articles sur l'horlogerie, les moteurs à deux ou quatre temps, sur la relativité ou la physique quantique, ou des jeux pour passer le temps, vous pouvez me demander...»
J'étais abasourdi! Cet homme avait fait le tour, sans doute plusieurs fois, de tous ces magazines, jusqu'à les connaitre par cœur! Il avait cherché le temps pendant une éternité, ne l'avait pas trouvé, et était resté là...
Une petite fille, que je n'avais pas encore vue, jouait dans un coin. Le vieil homme suivait mon regard: «C'est Alice...», me dit-il, sans plus de précision...
Elle était la seule à respirer la joie dans cet endroit étrange...
C'est alors qu'un employé entra, et me lança: «C'est à vous!»
«Mais,» dis-je, surpris, «tous ces gens étaient là avant moi, et particulièrement...»
«Nous avons le temps!» me coupa-t-il, d'un ton autoritaire. «Et il s'agit du vôtre...»
L'offre était tentante... Je regardais rapidement les autres personnes qui, curieusement, ne réagissaient pas... A moins qu'Alice m'ait fait un clin d'oeil furtif...
L'employé repris, visiblement agacé: «Nous croyons que votre temps est précieux. Ces gens ont choisi d'attendre, est-ce que c'est aussi votre choix?»
«Non!» répondis-je viscéralement, trop effrayé à l'idée de me retrouver à la place du vieil homme...
«Alors suivez-moi!»
Je me souviens du dos gris de l'employé que je suivais dans le couloir... La suite se perd dans ma mémoire... Il n'est pas toujours facile de se souvenir du futur... L'affaire a dû se passer en deux temps trois mouvements. Peut-être que le retour au temps se fait en un clin d'oeil...
Et me voila maintenant, heureux d'avoir retrouvé le temps pour vous raconter mon incroyable histoire...
En espérant vous avoir fait passer du bon temps!
Et si vous avez apprécié ce conte, je vous invite à en découvrir un autre : un conte chamanique.