Un conte chamanique...

Publié le par Rémi Remoussenard

Pratiquer le chamanisme, c'est pratiquer le voyage dans ce que l'on appelle la réalité non-ordinaire...

Le conte est une autre forme de voyage, et les contes traditionnels (préférez ceux des frères Grim) comportent bien des éléments présents dans le chamanisme...

Mais si le conte est affaire de mots, peut-on aller au-delà? Que se passe-t-il lorsque les choses n'ont plus de nom? Est-ce que notre esprit peut s'y perdre... Qu'est-ce que l'on peut y trouver?

J'ai essayé par ce petit conte d'emmener les petits comme les grands dans un univers d'inconnu... Curieusement, l'innommable peut y être agréable... Bonne lecture, et bon voyage!

 

J'aimerais vous dire comment ce conte s'appelle, mais c'est le conte qui n'a pas de nom.

Un jour, il y a bien longtemps, un jeune guerrier eut une intuition. Il devait partir, quitter sa famille et son village, pour trouver quelque chose.

Il ne savait pas ce qu'il devait trouver. Ca n'était pas la force ou le courage. Ca n'était pas la richesse d'un trésor. Ca n'était pas le bonheur d'un grand amour. Ca n'était même pas la sérénité de la sagesse.

Ce qu'il devait trouver n'avait pas de nom.

Il partit donc un matin, avec seulement son arc, ses flèches, et une gourde de peau.

Au début de son voyage, il traversait des lieux connus... Il y avait la grande forêt du nord, il la connaissait, alors il poursuivait son chemin.

Il voyait au loin les montagnes blanches... Il les connaissait, alors il poursuivait son chemin.

Il rencontrait encore des habitants de son village, il les saluait par leur nom, détournait le regard, et poursuivait son chemin.

Dans ces endroits il connaissait les pierres, les plantes, les animaux... Voyant un arbre, il se disait: c'est un chêne, il détournait son regard, et poursuivait son chemin...

Il fut bientôt trop loin de son village pour rencontrer qui que ce soit...

Il voyagea ainsi pendant des jours et des jours, seul...

Et parce qu'il était si seul depuis si longtemps, il commençait à parler aux animaux...

Lorsqu'il venait d'atteindre un lièvre d'une de ses flèches, il allait vers l'animal qui allait mourir et lui disait:

"Je suis désolé pour toi et pour ton peuple, je dois me nourrir pour continuer ma quête. Je te remercie."

Et il lui semblait que le lièvre lui répondait en pensée qu'il avait peur, mais qu'il comprenait, que lui même avait sacrifié beaucoup de plantes pour vivre...

Même aux sources où il remplissait sa gourde, il adressait sa gratitude:

"Pardon d'avoir troublé un instant ton cours, j'ai besoin de cette eau pour continuer ma quête. Je te remercie."

Et il lui semblait que la source lui répondait, par un reflet différent sur l'eau, par un changement dans son murmure...

Au fur et à mesure de son voyage, les lieux lui étaient de plus en plus inconnus.

Les pierres, les plantes et les animaux étaient de plus en plus différents.

Un soir, alors qu'il se reposait près du feu qu'il venait d'allumer, se présenta un animal étrange.

Il n'avait jamais rien vu de pareil, et n'en avait jamais entendu parler non plus. 

Son corps était couvert de quelque chose qui n'était fait ni de peau, ni de poils, ni de plumes ou encore moins d'écailles...

Et comme il ne connaissait pas cet animal, il le regardait...

 Et chaque détail était une découverte et un émerveillement...

Comme à son habitude, il se mit à parler à l'animal: "Je n'ai jamais vu de créature comme toi. Qui est tu?"

Et il lui sembla entendre en réponse: "je suis celui que tu regardes, parce que je n'ai pas de nom."

Le guerrier se réveilla le lendemain matin, sans trop savoir si cette rencontre était un rêve ou non...

Il reprit sa marche, pendant des jours et des jours, en traversant des contrées qui lui étaient de plus en plus étrangères, gardant présents en son esprit les mots de l'animal merveilleux...

"je suis celui que tu regardes, parce que je n'ai pas de nom."

Et, justement, là, il ne connaissait plus les noms des lieux...

Il ne connaissait plus les plantes, ni les animaux... Il ignorait même tout des pierres qui ne ressemblaient à rien de ce qu'il avait vu auparavant...

Alors, comme il ne les connaissait pas, il les regardait.

Des eaux différentes murmuraient entre de curieuses racines, et comme il n'avait jamais rien entendu de pareil, il les écoutait.

Des vents inconnus faisaient chanter les feuilles d'arbres étranges, et comme il ne les connaissait pas, il les écoutait.

Et plus les jours passaient, moins il marchait. 

Il écoutait.

Il regardait.

Un jour, alors qu'il était à nouveau assis près de son feu, l'esprit remplit de ce qu'il voyait et entendait, il vit une femme qui s'approchait, cueillant des fruits dont il ignorait le nom...

Alors il la regarda, et la vit merveilleuse. Il écoutait son chant et, parce qu'il ne le connaissait pas, il s'en laissa remplir.

De son côté, la femme avait bien vu cet homme. Et, comme elle ne le connaissait pas, elle le regardait, et le voyait merveilleux.

A cet instant, quelque chose se passe entre eux...

Le guerrier ne marchait maintenant plus beaucoup, et les jours suivants la femme revint pour ramasser des champignons ou récolter des plantes...

Et chaque jour, parce qu'il ne se connaissaient pas, il se regardaient...

Et chaque jour, parce qu'ils ne se connaissaient pas, il s'émerveillaient...

Vint le jour où il se parlèrent, échangeant d'abord un timide bonjour... Qu'ils écoutaient...

Chaque jour suivant s'enrichit de quelques mots, qui restaient aussi rares qu'intenses...

Mais, curieusement, aucun ne demanda le nom de l'autre...

Et cela s'installa.

 Et comme ils ignoraient leurs noms, ils s'écoutaient et ils se regardaient...

Comme s'ils avaient tout deux compris que, s'ils enfermaient l'autre dans un nom, ce ne serait plus la personne qu'ils regarderaient et écouteraient. Qu'ils ne pourraient même plus la voir ou l'entendre. Ils n'auraient plus dans leurs coeurs qu'un  simple mot qu'ils penseraient connaitre ou même posséder...

Comme si l'absence de nom donnait à l'autre la liberté. La possibilité d'être infiniment lui-même. D'être toujours et encore regardé, d'être toujours et encore écouté...

On dit qu'il vécurent ensemble longtemps, et que chacun quitta cette vie en emportant le secret de son nom. On dit qu'il eurent beaucoup d'enfants, qui ne furent pas nommés, et qui fondèrent un village sans nom où les gens, encore aujourd'hui, se regardent et s'écoutent...

Peut-être aimeriez-vous visiter cette contrée, ou même y vivre...

J'aimerais vous dire où la trouver, dans quelle direction...

Mais c'est la direction qui n'a pas de nom.

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :

Commenter cet article

N
L indefinitude permet d aller vers l infinitude découverte de l autre sans peur .. Et donc la nôtre . Merci pour ce très beau conte
Répondre
R
Merci Nadine pour ce commentaire qui résume en quelques mots ce que j'ai voulu faire expérimenter dans ce conte...
M
Très beau conte... personne ne mérite d'être défini trop précisément. merci catherine
Répondre
R
Merci Catherine pour votre retour!
M
Très beau ce conte, Rémi. Au delà des mots, des noms et de toutes ces choses connues, il y a certainement tout un monde et bien plus profond que l'autre.
Répondre
R
Merci Martine, <br /> Les mots peuvent être une carte routière, simplifiée et figée, qui nous empêche de voir la beauté et l'impermanence du chemin...